Chassée par la porte, la privatisation des routes nationales revient par la fenêtre LREM

Par Coralie DelaumePublié le 12/06/2019 à 18:00

Des amendements LREM à la loi d’orientation des mobilités (LOM), actuellement discutée à l’Assemblée nationale, ouvrent la voie à la cession par l’Etat de portions de routes nationales contiguës aux autoroutes. Le début d’un nouveau juteux business pour Vinci, Eiffage & Co ?

N’est-il pas temps d’envisager la séparation de Vinci et de l’État ? De Vinci, mais aussi des autres groupes ayant nos autoroutes en concession via leur filiales, Eiffage et Abertis… Fin mars, la cellule investigation de Radio France publiait une longue enquête sur « l’histoire secrète » de la privatisation des autoroutes. Y était notamment révélée la convoitise des SCA (sociétés concessionnaires des autoroutes) pour le réseau non concédé, en particulier pour les routes nationales. Une note de l’Association des sociétés françaises d’autoroutes (ASFA), datée du 17 avril 2014, y était mise au jour. Intitulée sans ambiguïté « Le transfert du réseau routier national au secteur concédé », cette note affirmait que « le modèle vertueux des concessions pourrait s’élargir à l’ensemble du réseau routier national dans sa configuration resserrée aux seuls grands itinéraires », dans le but notamment de provoquer un « choc budgétaire soulageant le budget de l’État ». L’AFSA faisait également miroiter un effet immédiat sur la croissance économique, la pérennisation d’emplois non délocalisables, voire la création d’emplois nouveaux grâce aux investissements qui seraient entrepris.

L’affaire ne consisterait pas en une privatisation des nationales stricto sensu. Il s’agirait en fait d’un « adossement » de portions de RN aux concessions autoroutières. En gros, les SCA prendraient à leurs charge l’entretien de tronçons de routes nationales auxquels l’austérité budgétaire vaut d’être, pour certains, en très mauvais état. Elles les entretiendraient sans qu’aucun nouveau péage soit installé. Mais en échange, elles obtiendraient… une hausse des tarifs des péages autoroutiers – ce qui reviendrait à faire payer l’entretien des RN par les usagers des autoroutes – ou un allongement des durées de concession.

« pas l’intérêt des Français »

Peu crédible ? C’est ce que se sont empressés d’affirmer certains fact checkers, imputant aux groupes de gilets jaunes sur les réseaux sociaux la diffusion d’une rumeur complotiste. Il est vrai que la note de 2014 n’était qu’une proposition de l’AFSA et n’émanait nullement des pouvoirs publics. La ministre des transports, Elisabeth Borne, martelait de son côté : « Ça fait des années que les sociétés d’autoroutes trouvent toutes sortes d’idées pour prolonger leur contrat, je pense que (…) ce n’est pas l’intérêt des Français ». Circulez, il n’y a rien à voir.

Depuis, les chose ont pourtant évolué. Le gouvernement a commandé au Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD) et à l’Inspection générale des finances (IGF) un rapport sur le sujet dont La Lettre A révèle qu’il est « terminé depuis l’hiver dernier mais [que] le ministère des Transports en a bloqué la publication en raison de la crise des gilets jaunes et de la campagne électorales pour les européennes ».

Le fruit de ces réflexions s’est ensuite transformé en amendements parlementaires à la loi d’orientation des mobilités (LOM), actuellement discutée à l’Assemblée nationale, amendements déposés en commission des Finances par un tandem de députés de La République en marche. Ces amendements soulignent l’urgence de favoriser « le désenclavement routier » des villes moyennes et de « fluidifier » l’accès aux autoroutes. Il ne s’agirait donc pour l’heure que d’un adossement de portions de RN contiguës aux autoroutes. Mais on imagine sans peine que ce ne serait qu’une étape, le doigt mis dans engrenage dont on ne sait où il s’arrêterait.

Qui fera les travaux…

Quelles contreparties les SCA obtiendraient-elles ? Un allongement de la durée des concessions à leur profit serait délicat. Elles en ont déjà obtenu un en 2015, via un protocole signé avec l’État, longtemps tenu secret mais dont nous connaissons désormais le contenu puisque le Conseil d’État a contraint le gouvernement à le rendre public, dans une décision du 18 mars dernier. Par ailleurs, la Cour des comptes vient d’exprimer dans un référé son opposition à de nouveaux allongements de la durée des concessions, et pointé le risque d’éventuelles « surcompensations ».

Mais peut-être les SCA se contenteraient-elles des travaux à réaliser sur « leurs » morceaux de routes nationales, confiés à leur propres maisons-mères ? Rappelons que Vinci et Eiffage sont des groupes de BTP et que c’est ce qui se pratique déjà pour les autoroutes. Dans un ouvrage intitulé Services publics délégués au privé : à qui profite le deal (éditions Yves Michel, 2018), la journaliste Isabelle Jarjaille rappelle que les marchés passés par APRR et AREA (deux sociétés concessionnaires) représentent 49% des marchés de travaux remportés par des filiales d’Eiffage dans le secteur autoroutier, tandis que les marchés passés avec ASF, Cofiroute et Escota représentent 77% des marchés remportés par des filiales de Vinci. La bonne opération.